Terre de football, le Brésil a peu d’atomes crochus avec le ballon ovale. Pourtant, une histoire folle se déroule depuis 1978, quand Michel Henri et Alain Leplus décident de quitter le Gers pour s’installer en Amérique latine et travailler dans l’agriculture, vers l'ouest. Loin des plages de sable fin, Alain peine à trouver du rugby. Pour jouer, il doit se rendre à Rio, mais le trajet est long, presque deux jours de voiture.
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En 1982, les deux frères résident à Cuiabá dans l'État du Mato Grosso. La trentaine passée, ils veulent développer le rugby dans la région. Alors, Alain devient entraîneur-joueur, Michel Henri prend la gestion d’un club. Une nouvelle routine s’installe, pendant plusieurs années. Mais un jour, la dynamique de leur club va se briser. « Lors d’une finale qui doit concrétiser les efforts de la saison, plusieurs joueurs ne vont pas se présenter parce qu’ils ont une fête, un père qui doit couper le soja, ou je ne sais trop quoi. Et ça, ça ne va pas me plaire, confie l'un des frères. Je vais leur dire que je n’accepte plus de travailler comme ça. Au contraire, ce que j’ai envie de faire, c’est de monter un vrai club professionnel, ici, mais les garçons n’ont pas envie. Ils ne veulent pas s’entraîner 3 à 4 heures tous les jours. »
Le chemin inattendu du rugby féminin
Grâce au hasard, de nouveaux acteurs entrent dans sa vie pour concrétiser son ambition. Des jeunes filles viennent le voir durant un entraînement, en 2016. Elles demandent 100 à 150 euros pour se rendre à Belém, au nord du pays, afin d’y disputer un tournoi de rugby. « Je discute avec ces deux gamines, puis, lorsqu’elles s’en vont, un joueur me dit “Monsieur, vous n’allez quand même pas financer des filles pour jouer au rugby ?” Là, j’ai eu un déclic et je réponds : “Premièrement, c’est mon argent, j’en fais ce que je veux. Deuxièmement, je ne vois pas pourquoi je ne les aiderais pas.” Elles partent à l’autre bout du pays, juste par passion pour le rugby, je trouve ça assez sensationnel », raconte le dirigeant du club de Cuiabá.
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L’histoire commence et Michel Henri Leplus prend ces filles sous son aile à leur retour de Belém. D’abord, il leur faut un entraîneur. Cela tombe bien, il connaît un Argentin, ancien joueur de rugby devenu professeur de golf. Ensuite, il leur faut un terrain. Après quelques mauvaises expériences. Michel Henri trouve la perle rare, un centre d’entraînement international, neuf et prêt à l’emploi, avec deux terrains et des infrastructures complètes.
À l’origine de ce bâtiment, un riche propriétaire italien, fan de ballon rond, espérait trouver le nouveau Neymar en ouvrant un complexe d'entraînement haut de gamme au Brésil, sans grande réussite. « Je rencontre le propriétaire qui me dit : “C'est avec le plus grand plaisir que je vous accueille. En plus de ça, je ne veux plus entendre parler de football. Votre idée de rugby me plaît beaucoup et en plus c'est féminin, ça me plaît encore plus. Ça, ma femme va adorer.” Ensuite, on a signé les contrats et nous nous sommes installés. » Après cet accord, le Melina Rugby Club est né.
Malheureusement, l’aventure des deux frères se raconte surtout à travers les souvenirs de Michel Henri, car en parallèle de la naissance du Melina RC, Alain développe la maladie d’Alzheimer. Malgré tout, l’ancien troisième ligne est resté au Brésil. « On essaye de lui faire parler de son passé, mais c’est devenu très difficile parce qu’il est à un stade d’Alzheimer assez avancé. Et donc… Je n’ose pas vous dire qu’il a tout oublié. De son passé très lointain, il n’a pas oublié. Du rugby, il se souvient encore de tant de choses. Mais tout ce qui est récent, ça, il ne s'en souvient pas », confie Michel Henri. « Mon frère vient tous les samedis. Les filles s’occupent de lui d’une façon merveilleuse. C’est à en pleurer de voir combien elles sont préoccupées par son état. C’est ce qui me fait continuer. »
Alain Leplus, racontant ses exploits passés du FC Auch aux joueuses du Melina Rugby Club.
Melina RC, une révolution au Brésil
Pour rendre hommage au passé rugbystique de son frère, le fondateur du Melina RC a, petit à petit, monté les échelons au Brésil. Au début, le club ne pratiquait que le rugby à VII, gagnant quasiment tous les tournois féminins du Brésil dans la discipline. Surfant sur cette vague, la structure se professionnalise. Partie de cinq joueuses, elle compte aujourd’hui 90 jeunes et 30 joueuses professionnelles. Par ailleurs, certaines protégées du projet de Michel Henri et son frère ont déjà atteint les sommets. « J'ai une des filles, Ralin, qui a participé aux Jeux Olympiques de Tokyo. En tout, j'ai déjà eu jusqu'à six joueuses en sélection. » Cet été, à Paris, certaines de ses joueuses ont foulé le pré de Saint-Denis devant 70 000 spectateurs comblés à l'occasion des dernières olympiades.
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Mais au-delà de la pratique du rugby à VII, le Melina RC a aussi eu une grande importance dans le développement du rugby à XV au Brésil. En effet, jusqu’en 2022, la pratique du jeu à XV féminin n’était pas encadrée dans le pays. La fédération la jugeait trop dangereuse, sur les mêlées notamment, et l'interdisait implicitement. En glissant progressivement du VII au XIII, l’écurie dirigée par Michel Henri Leplus a convaincu la fédération de lancer des compétitions quinziste, avec des mêlées simulées.
Les joueuses du Melina RC en plein match.
Aujourd’hui, une dizaine de joueuses de la sélection quinziste sont issues de Mélina, soit presque 45 % de l’effectif. Après les dernières avancées, Michel Henri Leplus prédit que le ballon ovale brésilien prend un tournant majeur. « C’est quasiment sûr que le futur du rugby féminin au Brésil se fera dans le XV. Il n’y a plus d’arrêt maintenant. »
En devenant professionnel, le Melina RC s’est aussi attiré les foudres de quelques autres clubs :
Les autres clubs estiment que vous ne jouez pas à... à valeurs égales. Si j’ai fait ça, ce n’est pas parce que je voulais que les filles touchent des salaires. Je l’ai fait, car je voulais qu’elles vivent de leur sport. Il est difficile de demander à des gamines de 17 ans ou 18 ans de s’entraîner 4 heures par jour, sans toucher un salaire. Mais bon, les 2-3 premières années. On a été mal reçus, ça va mieux actuellement."
Si le Melina RC a brillé par son activité professionnelle, le club joue aussi un rôle social important. En permettant à des jeunes filles d’accéder à une structure de haut niveau, l’institution créée par l’ancien Gersois offre de nouvelles perspectives aux joueuses. « Certaines ont pu gagner des bourses d’athlètes et vous imaginez qu’un enfant de Favela qui touche l’équivalent d’un salaire minimum pendant 12 mois, c’est important. »
Michel Henri Leplus sous les couleurs du Melina Rugby Club.
Dans la région riche du Mato Grosso, Michel Henri Leplus observe moins souvent ces problèmes. Cependant, quand il se rend dans les plus grandes villes du pays, la situation est différente. Au vu de la réussite de son club situé à Cuiabá, il a fondé une autre école de rugby qui s’appelle Mélina Rugby Rio, en coopération avec la Marine nationale du Brésil, pour aider les enfants des quartiers pauvres.
« À Rio, on part d’une base très pauvre, compliquée, avec des enfants ayant des problèmes monstrueux dont je n’ose même pas parler. Dans le rugby, ils trouvent une échappatoire à une vie qui n’est pas facile. Vraiment pas facile. Je m’occupe probablement d’un des seuls clubs du monde qui, subitement, reçoit une heure avant l’entraînement un message de ses gamines disant “Monsieur le professeur, je ne peux pas venir parce que ça tire de tous les côtés et je ne peux pas sortir de la Favela.” Ça, c’est courant. Vraiment très courant. » Au milieu de cet environnement complexe, l’œuvre de Michel Henri et Alain apparait comme une oasis au cœur du désert.
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cahues
La générosité d'Alain sur le pré du Moulias, c'était quelque chose. Courage l'ami !.
Fufu Brindacier
Super article, et un sacré projet qu'on ces deux frères ! En espérant que le Mélina Rugby Club continue à se développer encore longtemps !
pascalbulroland
Merci pour cet excellent article !!! C'est un réel plaisir à lire !
duodumat
@Erwan Harzic
Décidément j'aime beaucoup ces # !
Sans avoir entendu parler de rugby au Brésil (j'y ai passé deux fois trois mois au cours d'un grand voyage de 6 ans en voilier autour du monde), je retrouve une image assez fidèle de la société brésilienne dans laquelle les femmes tiennent une place de plus en plus importante.
Il y a eu une évolution marquante, celle de l'émancipation des femmes par le rôle social, dans les années 2010. Il me paraît normal que le rugby féminin soit devenu ce que vous décrivez par rapport au rugby masculin, du fait des valeurs de cohésion de groupe que transmet ce sport.
Dans la société brésilienne traditionnelle la femme était destinée à faire des enfants dès l'adolescence (un moyen d'échapper à l'emprise familiale traditionnelle?) et à gérer le ménage. C'était l'image que l'on en avait.
Dans les années 2010-2013 j'ai pu constater qu'elle se sont émancipées de ce rôle en participant de plus en plus à des activités jusque là réservées aux hommes. Dans les couches modestes de la société les hommes étaient restés aux emplois et ... aux bistrots, alors que les jeunes femmes étaient plus ouvertes sur d'autres formes de société plus inclusives (sport, associations, société).
Je précise que j'ai surtout passé du temps dans les régions du Nordeste (Sao Salvador, Joao Pesoa). Il était traditionnel d'y nouer des liens avec les jeunes hommes autour d'un verre de caïpirinha et plus facile et enrichissant avec les jeunes femmes en parlant de leur activité dans la vie sociale, associations, sports, travail.